A l’époque où nous les avons connus, ils vivaient tous les deux, égoïstes et refermés sur eux-mêmes, une vie réglée comme sur du papier-à-musique ! Lui, cardiaque, ils guettaient ensemble l’arrivée de « la douleur », le signal pour sauter sur les médicaments salvateurs.
Pas du tout passionnés par l’actualité, Ils lisaient tous les jours une même vieille édition d’un journal local !
François aurait dû être le parrain de mon frère Bernard, mais le jour du baptême il n’est pas venu car il était enrhumé. C’est Tony qui a pris sa place au pied levé.
Ils avaient tenu une quincaillerie florissante « La Maison du Caoutchouc » à Toulon, et l’avaient revendue pour une somme assez conséquente, ce qui leur permit d’acheter « Les Touraches », une très grande propriété à La-Crau, près de Hyères.
Ils vécurent alors de son exploitation avec l’aide de métayers, les Tessore, qu’ils appréciaient beaucoup, et qui en héritèrent gracieusement à la mort de François.

Devant les Touraches : Tonton Fernand, Louis Tremelet et Hyppolite le 2ième mari de ma grand-mère. En dessous, Mme Cordier et Augusta ma grand-mère juste derrière sa sœur Elisa en blanc, et accroupi devant, Louis mon père. La femme à gauche est sans doute Mme Tessore la femme du métayer dont on devine la maison-annexe en arrière-plan.

Louis et Marinette devant le bassin des Touraches.

A table, il utilisait toujours un masticateur à main pour préconditionner sa nourriture, because sa blessure de guerre.
De temps en temps, on était invités chez eux, où Tante Elisa nous préparait toujours son magnifique civet de lapin, fait avec son sang (celui du lapin ! égorgé et dépecé de main experte dans le jardin), et qu’on dégustait dans une vaisselle de porcelaine dorée, avec des verres en cristal et des couverts en argent. Interminables repas pour nous, les enfants, on y entendait parler immanquablement du Patron Besson et autres figures, hautes en couleurs, de la famille. Impensable de sortir de table avant la fin du repas !
A quatre heures et demie pétantes, François se levait brusquement et annonçait gravement : « Elisa, c’est l’heure de la pompe ! ».
Ils descendaient alors tous les deux à la cave avec le chronomètre, et on les suivait. 5-4-3-2-1 partez ; Elisa actionnait alors le disjoncteur de la pompe à eau qui remontait l’eau du puits jusqu’au réservoir sur le toit pour l’eau courante.
Même décompte exactement dix minutes plus tard, et Elisa arrêtait la pompe. L’après-midi, on regardait passer le long train à vapeur au loin, en bordure de la propriété …
Ma grand-mère, elle qui avait du mal à joindre les deux bouts, n’aimait pas trop sa sœur sans doute à cause de son égoïsme. Elle nous disait souvent d’être gentils avec eux et de penser à l’héritage !
Tout en gardant les Touraches, toujours exploitée par les Tessore, ils achetèrent une petite maison de ville à Saint-Jean-du-Var pour y vivre plus près des docteurs.

Un dimanche sur deux, ils venaient déjeuner à la maison à Toulon, et François nous apportait invariablement des bonbons au miel, dans une petite boîte en fer ronde qu’il ouvrait cérémonieusement et de laquelle on avait le droit de prélever royalement deux pastilles chacun.
De toute façon, il n’y en avait que six !
Elisa ne vivait que pour François. Au milieu de la nuit, elle se levait plusieurs fois pour repasser un nouveau coussin et le glisser tout chaud sous la mâchoire douloureuse de François. Elle se recouchait sur le rebord du lit, pour ne pas le gêner lui qui s’étalait sur toute sa largeur.
Plus tard, quand il est décédé, Elisa a avoué à mon père : « maintenant je ne sais pas ce que je vais devenir, mais qu’est-ce que je dors bien ! »

A la mort de François, Elisa ne resta pas très longtemps seule à Saint-Jean-du-Var. Elle entra dans une maison de retraite à Valbourdin, la bien-nommée « l’Espérance » tenue par des religieuses, où elle finit ses jours. Leur maison fut louée pendant quelques années à François Mathieu (le cornettiste du Doctors’Jazz Society) quand il était interne à l’hôpital, puis vendue.